#conditionhumaine
J’ai envoyé à son père la photo d’un élévateur parqué à l’entrée de la gare de Bréauté-Beuzeville.
Le soir je reçois un message vocal de mon fils. Une discussion au sujet de ma photo.
– Je ne sais plus comment s’appelle cette machine, dit-il au petit.
– Escafadeur ?
– Je n’ai pas compris.
– Ça c’est une grue.
– Oui. Il y a aussi un autre nom. On va demander à Gamacha (moi en l’occurrence).
Je réponds par message « élévateur » et remémore en quelques mots le contexte de la découverte de ce mot.
Il avait 20 mois. (Il a trois ans). Il marchait auprès de nous. Nous passions devant un hangar en construction. J’ai pointé du doigt une machine.
– Regarde, un élévateur.
– Atiti !
Ce mot l’a beaucoup intéressé. Il l’a prononcé à plusieurs reprises.
Ils habitent loin. Lors de mes visites suivantes, sur quelques mois, j’ai placé le mot élévateur dans la conversation. La première fois pour savoir s’il s’en souvenait.
– Atiti ! s’est-il exclamé du tac au tac.
Les fois suivantes pour le mettre en joie.
Ça a marché à fond !
Indéniable caractère performatif du langage capable de faire ressurgir le bonheur éprouvé quelques mois plus tôt.
Presque un an et demi plus tard, il restitue après un court temps de réflexion « escafadeur » avec une hésitation, une interrogation dans la voix.
Puis, son papa n’ayant pas compris, d’une voix très affirmée, l’enfant a fourni une explication imparable. « Une grue ».
Petite déperdition au profit d’une simplification radicale. Mise en place d’une heuristique décisionnelle.
Désir d’aider son papa ? Refus de s’exposer de nouveau à l’échec ? Qui suis-je pour savoir ce qui le meut ?
Mais ce que je sais c’est qu’il vient de se passer un truc puissant.
Autre histoire, mêmes acteurs.
– Papa bvvv carcar.
A-t-il 15 ou 20 mois ? Je ne sais plus.
Limpide : papa conduit la voiture. Bvvv pour faire entendre le son du moteur et carcar parce que dans sa langue maternelle voiture se dit carro.
– Gamacha bvvv carcar. Et il rigole.
Il y a de quoi : il ne m’a jamais vue conduire, je n’ai pas touché un volant depuis 2003. Il expérimente tout en même temps le paradigme avec lequel il se met spontanément à jouer et la production de fiction, le caractère paradoxal du langage.
Pouvoir exprimer le réel et l’imaginaire sans que les mots permettent de faire la distinction. Paradoxe dont il comprendra intellectuellement plus tard qu’il est la signature même de notre humanité. Là il l’éprouve en exultant. Au moment même où il commence à parler, humain dès l’origine.
Ça a l’air d’anecdotes mignonnes. C’est en réalité un article éminemment politique. Se souvenir que le langage, clé de voute de la politique, a par essence des propriétés si puissantes et parfois si contradictoires c’est se préparer à produire un discours mieux construit pour faire avancer les valeurs que nous portons
et améliorer notre écoute de ceux au nom desquels nous prenons
la parole. C’est souffrir moins des échecs, des malentendus inévitables. En étant juste moins certains de ce que nous envoyons et de ce que nous comprenons. Plus modestes, plus puissants.