L’oppression des hommes sur leur liberté…

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LES VAGABONDS ou l’oppression des hommes sur leur liberté.

L’histoire sociale du XIXe siècle a produit les exploités comme objets de violence sanglante et par conséquent comme sujets possibles d’une insurrection impitoyable.
J.-P. Sartre

Au tournant des XIXe et XXe siècles, l’institution psychiatrique réassortit le vagabondage à un désordre pulsionnel, au moment de l’affrontement imminent des nationalismes européens.

On pourrait dire du vagabondage qu’il fut, de tout temps, une des figures récurrentes de la rébellion, un désordre qu’on doit s’efforcer de circonscrire, d’autant plus qu’il subvertit radicalement les ordres familiaux et sociaux sous lesquels l’individu est supposé se ranger s’il veut se donner les moyens d’une vie d’honnête homme.

Le syndrome de l’automatisme ambulatoire (Charcot) dessine sous la figure du fugueur dromomane soumis au besoin irrépressible de courir ou de marcher, de l’aliéné voyageur ou du schizophrène vagabond, le profil énigmatique du voyageur pathologique en quête d’autre chose, qu’il recherche dans un ailleurs toujours éloigné de là où il est.

Un aliéné incapable de résister à ce besoin irrépressible de déplacement qui marque, selon le discours psychiatrique, le travail de la démence à l’œuvre dans le vagabondage maladif.

Historiquement, les vagabonds ont toujours été accusés de constituer un monstre à tête d’Hydre prêt à détruire l’ordre social et l’État qui le « protège ». Au début du XVIIe siècle, Francis Bacon, homme d’état et philosophe, faisait déjà des vagabonds « un germe du péril et du désordre de l’État ». Les premières lois anglaises qui criminalisent le vagabondage étaient clairement destinées à contrôler les masses de paysans chassés de leurs terres pour les fixer comme main-d’œuvre disponible dans les fabriques et les premières manufactures. L’usage de la violence physique contre le vagabondage est décuplé et systématisé dès le XVIe siècle : on fouette les vagabonds, on leur coupe les oreilles ou on les pend (75000 pendaisons, selon un chroniqueur de l’époque, pour le seul règne de Henri VIII; on les marque au fer rouge, la lettre V (pour vagabond) incrustée sur leur poitrine comme signe indélébile de leur infamie ou on les condamne à l’esclavage pour deux ans ; à la fin du siècle, le vagabondage entraîne le fouet et l’enfermement en maisons de correction. Dès le début du XVIIe siècle, les vagabonds seront massivement envoyés aux galères pour faire marcher les navires du commerce transatlantique.

Les moyens répressifs utilisés pour la Grande Fixation de la main d’œuvre rurale visaient donc à empêcher ou au moins à contrôler la mobilité permanente de foules paysannes chassées de leurs terres.

La résistance, qui prit souvent la forme d’une lutte armée, visait donc d’abord à préserver la liberté de mouvement, paysans et petits artisans révoltés, le moyen de reconquérir leur droit sur eux-mêmes, de redevenir leur propre maître, comme dans l’ancien système des Commons, qui sontles territoires et les biens communaux laissés aux libres usages des anciennes communautés paysannes.

Mais c’est moins le déplacement en soi qui est condamné et combattu qu’une mobilité s’opérant sans contrat de travail préalable et sans moyens de contrôle sur le niveau des salaires et les métiers exercés. Les lois dites Settlement (installation), à la fin du XVIIe siècle, réduiront encore plus le périmètre de la mobilité autorisée, en interdisant aux travailleurs dépendants de sortir des limites de la paroisse et en faisant de la rupture de contrat de travail une affaire criminelle relevant désormais de la Justice.

Cette criminalisation de la mobilité montre bien qu’il s’agissait d’aménager les déplacements du travail pour l’adapter à la précarité des emplois et aux transformations rapides de l’industrie rurale, afin de récupérer la main d’œuvre salarié pour les manufactures.

On retrouve un siècle plus tard, en France, les mêmes dispositifs de contrôle du marché du travail avec l’instauration de billets de congé nécessaires pour quitter un emploi. Le premier livret ouvrier, créé en 1781, obligeait de se faire enregistrer au greffe de police en arrivant dans une ville ou en la quittant. Systématisé par une loi de 1803, il ne sera supprimé qu’en 1890, mais son usage durera dans les mines du Nord et les filatures jusqu’en 1920.

On comprend que dans la Constitution révolutionnaire de 1791, la liberté, droit fondamental garanti par la loi, puisse être définie comme « liberté à tout homme d’aller, de rester, de partir, sans pouvoir ne n’être arrêté ni détenu ». Il est tout aussi significatif de voir comment le même principe garantissant la liberté de mouvement sera réduit dans les constitutions qui marqueront la fin de l’épisode révolutionnaire à la redéfinition de la liberté comme « pouvoir qui appartient à l’homme de faire tout ce qui ne nuit pas aux droits d’autrui ». La liberté d’aller et de venir se trouvera désormais reconditionnée sous le modèle marchand clairement explicité dans un rapport de la chambre de commerce de Lyon, vers la fin du XIXe siècle : « Civiliser au sens moderne du terme signifie apprendre, échanger et dépenser ».

La grand-messe consumériste est dite … et la même domination se perpétue, elle continue à nous enchainer dans un semblant de liberté au bénéfice du capital.

Stéphane Talbot
à partir du livre de Jacques Deschamps : Éloge de l’émeute. Les liens qui libèrent. 2023

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