Pour faire écho à l’article sur le bilan de la COP27 qui évoque la décision de création d’un fonds dédié à la réparation des pertes et dommages déjà subis par les PMA, nous pensons au magnifique texte écrit par Fred Vargas en 2008.
« Nous y voilà, nous y sommes ».
Nous sommes sortis de la phase « On essaie de … »
pour entrer dans la phase
« ça y est, nous y sommes ».
Il faut maintenant payer l’addition.
« Depuis cinquante ans que cette tourmente menace dans les hauts-fourneaux de l’incurie de l’humanité, nous y sommes. Dans le mur, au bord du gouffre, comme seul l’homme sait le faire avec brio, qui ne perçoit la réalité que lorsqu’elle lui fait mal. Telle notre bonne vieille cigale à qui nous prêtons nos qualités d’insouciance. Nous avons chanté, dansé.
Quand je dis « nous », entendons un quart de l’humanité tandis que le reste était à la peine. Nous avons construit la vie meilleure, nous avons jeté nos pesticides à l’eau, nos fumées dans l’air, nous avons conduit trois voitures, nous avons vidé les mines, nous avons mangé des fraises du bout monde, nous avons voyagé en tous sens, nous avons éclairé les nuits, nous avons chaussé des tennis qui clignotent quand on marche, nous avons grossi, nous avons mouillé le désert, acidifié la pluie, créé des clones, franchement on peut dire qu’on s’est bien amusés. On a réussi des trucs carrément épatants, très difficiles, comme faire fondre la banquise, glisser des bestioles génétiquement modifiées sous la terre, déplacer le Gulf Stream, détruire un tiers des espèces vivantes, faire péter l’atome, enfoncer des déchets radioactifs dans le sol, ni vu ni connu. Franchement on s’est marrés. Franchement on a bien profité. Et on aimerait bien continuer, tant il va de soi qu’il est plus rigolo de sauter dansnavion avec des tennis lumineuses que de biner des pommes de terre.
Certes. Mais nous y sommes. A la Troisième Révolution. Qui a ceci de très différent des deux premières (la Révolution néolithique et la Révolution industrielle, pour mémoire) qu’on ne l’a pas choisie. « On est obligés de la faire, la Troisième Révolution ? » demanderont quelques esprits réticents et chagrins. Oui. On n’a pas le choix, elle a déjà commencé, elle ne nous a pas demandé notre avis. C’est la mère Nature qui l’a décidé, après nous avoir aimablement laissés jouer avec elle depuis des décennies. La mère Nature, épuisée, souillée, exsangue, nous ferme les robinets. De pétrole, de gaz, d’uranium, d’air, d’eau. Son ultimatum est clair et sans pitié : Sauvez-moi, ou crevez avec moi (à l’exception des fourmis et des araignées qui nous survivront, car très résistantes, et d’ailleurs peu portées sur la danse). Sauvez-moi, ou crevez avec moi. Évidemment, dit comme ça, on comprend qu’on n’a pas le choix, on s’exécute illico et, même, si on a le temps, on s’excuse, affolés et honteux. D’aucuns, un brin rêveurs, tentent d’obtenir un délai, de s’amuser encore avec la croissance. Peine perdue.
Il y a du boulot, plus que l’humanité n’en eut jamais. Nettoyer le ciel, laver l’eau, décrasser la terre, abandonner sa voiture, figer le nucléaire, ramasser les ours blancs, éteindre en partant, veiller à la paix, contenir l’avidité, trouver des fraises à côté de chez soi, ne pas sortir la nuit pour les cueillir toutes, en laisser au voisin, relancer la marine à voile, laisser le charbon là où il est – attention, ne nous laissons pas tenter, laissons ce charbon tranquille- récupérer le crottin, pisser dans les champs (pour le phosphore, on n’en a plus, on a tout pris dans les mines, on s’est quand même bien marrés). S’efforcer. Réfléchir, même. Et, sans vouloir offenser avec un terme tombé en désuétude, être solidaire. Avec le voisin, avec l’Europe, avec le monde. Colossal programme que celui de la Troisième Révolution.
Pas d’échappatoire, allons-y. Encore qu’il faut noter que récupérer du crottin, et tous ceux qui l’ont fait le savent, est une activité foncièrement satisfaisante. Qui n’empêche en rien de danser le soir venu, ce n’est pas incompatible. A condition que la paix soit là, à condition que nous contenions le retour de la barbarie –une autre des grandes spécialités de l’homme, sa plus aboutie peut-être. A ce prix, nous réussirons la Troisième révolution. A ce prix nous danserons, autrement sans doute, mais nous danserons encore. »
DANSER ENCORE
HK et les Saltimbanques
à écouter avec l’article ♫
Ce texte sera lu lors de l’inauguration de la COP 24 en décembre 2018 par Charlotte Gainsbourg.
C’est lorsqu’elle en prend connaissance que Vargas décide de fournir un texte de la même eau, mais un peu plus long.
Mais qui est-elle ?
Frédérique Audoin-Rouzeau est archéozoologue et chercheuse au CNRS. Elle a une sœur jumelle, artiste peintre et elle est la sœur du très célèbre historien Stéphane Audoin-Rouzeau (un des spécialistes de la violence de guerre – celui qui a vu la violence de guerre comme un cycle d’escalade entre la première guerre mondiale et la seconde).
Cette femme est engagée politiquement très à gauche. En 2018, elle soutient le collectif européen « Pacte finance Climat », destiné à promouvoir un traité européen en faveur d’un financement pérenne de la transition énergétique et environnementale pour lutter contre le réchauffement climatique.
Elle publie donc en 2019 L’Humanité en péril. Virons de bord toute ! Cet ouvrage se veut accessible à tous. Le but est de donner accès à l’information que les gouvernants auraient pu passer sous silence. Elle parle de disparition des espèces, de l’augmentation de la température, de l’épuisement des ressources. Elle attend un sursaut de notre part. Une fois informée, la population saura contraindre, sans violence, les gouvernants à changer de cap.
En juin 2020, après le premier confinement de la crise sanitaire Covid, l’édition de l’Humanité en péril, est augmentée
d’un chapitre sur la COP 25
avec l’apparition de nouvelles menaces.
Enfin en mai 2022,
elle publie un tome 2 intitulé aussi L’humanité en péril. Quelle chaleur allons-nous connaître ? Quelles solutions pour nous nourrir ?
Dans ce nouveau livre elle poursuit et achève sa recherche : le pic du pétrole et son déclin, les conséquences, l’alternative pour l’avenir des transports, la traction animale et le remembrement, le pic de la déforestation, pour ne citer que quelques sujets fouillés par l’auteur.
Au final ces lectures ne laissent pas indemnes. Comme le lapin pris dans les phares de la voiture, on ne peut pas poser et ne pas terminer. Il est fort probable de sortir très ébranlé de cette lecture. Bien plus ébranlé que par le timide bilan de la COP 27, qui nous fait comprendre que « l’urgence attendra ».