« Vivre la lutte si complètement qu’on est plus soi-même qu’un projectile » Louise Michel
Dans l’article précédent intitulé « les vagabonds » nous avons vu comment vers 1870 : « civiliser au sens moderne du terme le nouveau prolétariat signifie « apprendre aux gens à travailler pour pouvoir acheter, échanger et dépenser » ouvrant en grand la porte au consumérisme et à la destruction de notre écosystème. Par sa transformation progressive le vagabond dromomane libre du début, devient un consommateur basique et enchainé.
Cette disciplinarisation économique et sociale du travail et des travailleurs aurait été impossible sans sa « moralisation ».
L’asservissement des masses populaires supposait tout un travail idéologique consistant à masquer les rapports de forces entre dominants et dominés. Derrière une condamnation morale de l’oisiveté, la redéfinition éthique du travail, modelait le nouvel être humain consommateur.
A l’inverse, celui qui ne travaille pas perd son humanité et tous les droits qu’elle légitime ! Cette posture morale instaurée par le capitalisme naissant* vient ruinée à la base la solidarité des prolétaires entre eux, en les divisant.
En 1873, deux ans après la Commune de Paris, période insurrectionnelle opposant un Paris républicain, favorable à la démocratie directe (décision entre soi) et un Paris instituant un régime représentatif. Les Parisiens imposent alors : La commune de Paris, mise en place du 18 mars au 28 mai 1871, elle crée une majorité acquise au peuple instituant une Assemblée Nationale. Ce parlementarisme naissant permettra alors la mise en place d’une organisation à Paris proche de l’autogestion, parfois comparé à un système communiste.
Mais celle-ci sera violemment combattue par le gouvernement de Louis-Adolphe Thiers président de la République de 1871 à 1873, défenseur du Paris républicain (démocratie directe) contre le Paris parlementaire (régime représentatif), écrasant ainsi durant « la semaine sanglante » 20.000 Communards qui y trouveront la mort, les survivants seront souvent déportés. Une loi d’amnistie sera votée en 1880…
En 1873, donc, deux ans après la Commune, M. Lebon, Substitut du Procureur général de la cour d’appel de Dijon, prononce un discours sur la Transportation dans le futur régime pénitentiaire (la déportation des condamnés dans les bagnes d’outre-mer).
Il dénonce, dans la société Française de l’époque :
« La présence cachée et subversive d’une gangrène invétérée, un ferment pernicieux dont il faut à tout prix purger le sol de la patrie ».
La question de la déportation de 12000 condamnés à la surveillance et de 25000 repris de justice est d’autant plus urgente et cruciale qu’ils ont servi, entre les mains de « sectaires insensés et furieux » : les communards, supplétifs à l’armée de la destruction.
Ce qu’ils y ont fait à terrifier les peuples civilisés et nous a entachés de barbarie, assène-t-il. Mais encore plus grave, « cette phalange malfaisante que nos prisons avaient vomie » a pour projet secret la ruine de la société qui les a frappés et répudiés. Cette « légion d’êtres pervertis » n’a pas disparue, avertit le juge, à peine décimée, elle n’est que dispersée pour un temps, elle veille, elle attend, et danger plus grand, elle se recrute chaque jour.
La rhétorique du magistrat illustre de façon frappante la thèse d’un illégalisme* populaire endémique dont la sédition ou l’émeute ne seraient que des phénomènes récurrents.
Thèse qui justifie, selon Foucault, l’idée que le capitalisme a installé sa domination en déclarant une guerre civile généralisée contre le criminel social, afin de discipliner la plèbe* séditieuse.
Mais, sous la répression toujours plus violente des illégalismes, c’est aussi d’une véritable excommunication sociale des classes populaires qu’il s’agit, volonté consciente de mettre en concurrence et d’exclure les prolétaires entres eux.
* Louise Michel. 1830-1905. Institutrice, écrivaine, militante anarchiste, franc-maçonne aux idées féministes. Elle est l’une des figures majeures de la Commune de Paris durant laquelle elle s’implique tant politiquement que militairement en intégrant les rangs de la Garde nationale, force nationale et démocratique de protection constituées d’élus de la nation.
Pour s’être livrée en mai afin de libérer sa mère elle sera déportée en Nouvelle-Calédonie où elle se convertit à la pensée anarchiste. En 1880 elle revient en métropole. Très populaire elle multiplie les manifestations et réunions en faveur des prolétaires.
*1832, est la date de naissance officielle du capitalisme moderne en France.
« La société est un contrat par lequel deux ou plusieurs personnes conviennent de mettre quelque chose en commun, dans la vue de partager le bénéfice qui pourra en résulter »
*L’Illégalisme est un courant de l’anarchisme qui s’est développé principalement en France, en Italie, en Belgique et en Suisse au début du XXe siècle. Les illégalistes prônent l’adoption de banditisme révolutionnaire comme mode de vie, ouvertement ou secrètement.
*Plèbe. La plèbe est une partie du peuple romain, c’est-à-dire les citoyens romains, distincts des esclaves. Les plébéiens se définissent par opposition aux patriciens.
Populus.plébéiens.patriciens
Article de S. Talbot à partir du livre de Jacques Deschamps :
Éloge de l’émeute. Les liens qui libèrent. 2023