La question épineuse voire sulfureuse aujourd’hui, de l’usage de la violence comme instrument politique renvoie à la domination idéologique de la morale, du consensus, du compromis, du « en même temps », etc.… c’est-à-dire autant de pratiques dites démocratiques censées précisément nous éviter les conséquences les plus violentes des antagonismes sociaux.
Dans une société où tout est communication, la violence ne peut être jugée que comme délinquante, criminelle face aux « distingués de l’agir communicationnel ».
On se souviendra de la déclaration du ministre de l’intérieur socialiste à propos des affrontements qui balisaient les manifestations contre les lois dites « travail » :
« Vouloir comprendre la violence, c’est justifier, c’est se ranger du côté des « casseurs » ! ».
Commentaire de ces « Gens de gauche ! » sans conviction qui se résignent à clairement condamner la violence mise au service du combat politique, par peur du lynchage médiatique des chaînes en continue…
La manifestation et l’émeute sont toujours le moment d’une lutte contre le pouvoir. Elles hantent par les douleurs engendrées, la longue histoire des mouvements d’émancipations et portent sur la question de la violence. Comment faire pour qu’elles n’aient pas à se manifester, ou alors avec un coût humain et social minimum, faisant ainsi l’économie de souffrances et de désespoirs menaçant toujours les rebelles, les séditieux, les laissés-pour-compte du libéralisme.
On ne peut pas comprendre la violence si l’on réfléchit à partir des idées et principes de l’idéologie bourgeoise qui a eu constamment recours à la force, depuis les débuts de sa domination politique et économique, pour imposer un ordre social au service quasi exclusif de la défense de ses intérêts.
La raison d’état ne se donne pas comme violente, elle place toujours son action dans le cadre et sous la forme générale de la loi. Mais, lorsque les circonstances l’exigent, et c’est elle qui en fixe le terme, elle recourt à la violence comme manifestation de sa propre rationalité. Pour l’état, violence et raison se conjoignent dans la défense de la loi contre la « brutalité des particuliers », selon l’expression consacré par le droit monarchique : La puissance souveraine dénonce et décrète comme violence, à l’aune de la Loi, tout ce qui ne se soumet pas à l’ordre qu’elle instaure. En tant qu’elle incarne autoritairement la Loi, la puissance n’a pas à se justifier, elle s’autorise toujours d’elle-même.
C’est donc la violence d’état contre la brutalité des particuliers !
Cette brutalité des mouvements populaires est selon les pouvoirs publics réduite à des réactions anarchiques relevant de motifs conjoncturels … Chômage, coût de la vie, salaire bas, inégalités. A l’image des gilets jaunes longtemps rapportés à une simple réaction spontanée contre les taxes du gazole : réaction viscérale d’un petit peuple bien incapable de comprendre le bien-fondé des mesures prises, et qui faisait confesser à un ministre : qu’il n’avait pas assez expliqué une démarche trop intelligente pour le commun des mortels.
Comme si les masses populaires n’étaient toujours menées que par des raisons trivialement matérielles, n’ayant d’autres rêves que de bien manger et bien boire, mais certainement pas – comment pourraient-elles même y songer ? – d’exercer le pouvoir.
Pourtant les différentes révoltes populaires montrent toujours, et chacune à leur façon, la formation d’embryons de pouvoir qui s’opposent au pouvoir officiel, comme les ZAD, les places occupées de Nuits Debout ou les ronds-points des Gilets Jaunes. Et le pouvoir ne s’y est jamais trompé, qui a su employer tous les moyens de la violence dite légitime de l’État pour réprimer, souvent brutalement, ce qu’il percevait, à juste titre comme de vraies tentatives de séditions. Le problème fondamental de la lutte des classes, qui souhaite compromettre l’entreprise libérale d’asservissement du monde se concentre donc sur la question de la violence.
Tout conflit politique a pour principe et pour moteur la tension plus ou moins subversive d’un corps social structuré face aux pouvoirs. Il est l’expression immédiate de la colère des dominés, l’expression politique des sans-pouvoir qui parle par son exaspération, souvent joyeusement, d’un autre monde à faire.
Sa traduction violente dans certains modes d’actions correspond à l’impatience, au désespoir d’un peuple face à l’indécence des dominants.
Pourquoi le peuple supporterait-il la culpabilité de la violence, et que signifie alors l’aplatissement de la réflexion horrifié devant toute tentative de penser cette violence aujourd’hui ?
Alors que Leur violence est la continuation immédiate de la vie quotidienne des dominants, ils sont incapables de résoudre une seule des contradictions sociales qu’ils engendrent du fait même de leur domination. On le voit de façon presque caricaturale avec le développement exponentiel des inégalités qui compromet pourtant de plus en plus la pérennité de leur pouvoir ! Pour rappel, les 1% des plus riches ont généré autant d’émissions de carbone que 5 milliards de personnes en 2019*.
C’est un fait historique incontournable que les carnages, les génocides, les guerres apparaissent comme le caractère récurrent de tout ensemble civilisationnel, et de la plupart des sociétés dites traditionnelles – l’ONU recence aujourd’hui 55 cas de guerre en cours. Aucune société ne se perpétue sans cette tension belliqueuse entre une oligarchie et une masse de peuples. Des inégalités partout qui entraînent des violences, et partout des violences qui multiplient des inégalités. La violence, sous toutes ses formes, est bien une structure constante et centrale du phénomène humain, elle agit au fondement de toute relation sociale, au sens où Walter Benjamin** parle de « violences fondatrices »
Cela implique une refonte totale des prises de décisions et de répartition des richesses.
« Les classes révolutionnaires, au moment de l’action, ont conscience de faire éclater le continuum de l’histoire » affirme Walter Benjamin en rappelant qu’au soir du premier jour de combat de la Commune, à ce moment, et sans concertation, dans plusieurs endroits de Paris, les gens tiraient sur les horloges. Concept d’un présent révolutionnaire qui symbolise l’arrêt du temps.
L’émeute, qu’elle soit inorganisée ou dirigée, porte toujours en elle ce signe lumineux d’un blocage des événements. Pour changer les choses.
2-L’asservissement des masses populaires
3-l’outil du code pénal au service de la classe dominante
Articles de S. Talbot à partir du livre de Jacques Deschamps :
Éloge de l’émeute. Les liens qui libèrent. 2023
* Un nouveau rapport publié le 20 novembre 2023 par Oxfam révèle qu’en 2019, les 1 % les plus riches ont généré autant d’émissions de carbone que les 5 milliards de personnes qui représentaient les deux tiers les plus pauvres de l’humanité. www.oxfam.org
**Walter Benjamin. 1892-1940
Penseur engagé sur le front de la modernité (entendue comme crise à répétition), Walter Benjamin doit sa clairvoyance et sa fulgurance à la mobilité avec laquelle il se déplace entre les lignes en suivant une sorte de voie excentrique. Cette agilité l’amène à conjuguer, entre autres, l’héritage d’une métaphysique du langage et la recherche d’une politique subversive, obligeant à revoir les concepts d’art, de culture et d’histoire. Certes, son champ d’opération – l’entre-deux-guerres – n’est plus exactement le nôtre. Mais ses cheminements théoriques – conduisant de l’« extrapolation par les extrêmes » à l’élaboration d’« images dialectiques » en passant par une refonte de la notion même d’« origine » – ainsi que son appel pratique à fonder l’idée de progrès sur celle de catastrophe n’ont pas fini de nous remuer à l’aube du XXIe siècle. Peut-être commencent-ils seulement à nous parler. Source : Universalis.fr